Le Soir Justice / 20 octobre 2011
Un ex-directeur de Lantin et Ittre sort un livre critique sur le système belge
« Des prisons trop peu humaines » :
« Des prisons trop peu humaines » :
« Des prisons trop peu humaines »
DORZEE,HUGUES
Page 8
Jeudi 20 octobre 2011
Justice Un ex-directeur de Lantin et Ittre sort un livre critique sur le système belge
C’est un réquisitoire sans appel contre le
système carcéral belge. Celle d’un criminologue (ULg), chercheur,
enseignant et ex-directeur de prison à la retraite qui a décidé de lever
un coin du voile sur la politique pénitentiaire actuelle.
Dans un livre-vérité sobrement intitulé Etre directeur de prison
(ed. L’Harmattan) et présenté sous la forme d’une conversation écrite
avec Guy Lemire, un confrère canadien, Gérard De Coninck raconte
minutieusement la vie derrière les barreaux. De Lantin à Ittre, aux
côtés de détenus réputés dangereux (Nizar Trabelsi, Farid Bamouhammad,
Michel Lelièvre…), plongé dans une réalité brutale, parfois sordide,
entre solitude, souffrances partagées et violences diverses, l’auteur
aborde la prison du XXIe siècle sous toutes ses facettes (le
rôle du directeur, le métier d’agent de surveillance, la vie quotidienne
des détenus, les faveurs et les sanctions…).
Un livre sans concession qui, comme le souligne Georges Kellens, professeur émérite à l’ULg, débouche sur des « constats graves, urgents, et des suggestions qui interpellent ».
En effet, l’ex-directeur s’interroge sur le sens actuel de la prison (« exclure pour réinsérer »),
ses travers (la bureaucratie, le stress, les bavures, les « illégalisme
»…) et ses manquements (drogues, santé, hygiène, réinsertion.).
Derrière « l’illusion d’ordre »
accuse Gérard De Coninck, la prison, dans sa forme actuelle, a démontré
ses limites et ses dangers. Elle cache un système de non-droits et
d’inertie qui nécessiterait davantage de contrôle. Mieux encore, dit-il :
« une refonte en profondeur ».
Derrière les propos d’un humaniste en révolte se nichent aussi des pistes et des alternatives (une prison « rééducative plutôt que coercitive » ; une meilleure formation du personnel ; une autre approche du détenu et de la peine…).
« Si on continue à enfermer comme on le fait pour le moment, alerte le criminologue, l’implosion n’est pas à exclure ».
« 90 % des détenus ne sont pas à leur place »
ENTRETIEN
La prison est un univers implacable et à certains égards inhumain
», dénonce Gérard De Coninck, ex-directeur à Lantin et à Ittre. Pour ce
criminologue et maître de conférences à l’Université de Liège, « il est urgent de mettre en œuvre une nouvelle politique pénitentiaire ».
Le système
carcéral belge
«
Les prisons n’intéressent pas grand monde ! Pour la classe politique,
les détenus ne sont pas intéressants, ils ne votent pas. Quant au grand
public, il ne s’en préoccupe guère. Les prisons sont censées protéger la
société, assurer la sanction du condamné, favoriser son amendement,
permettre sa réinsertion. Dans les faits, il n’en est rien ! »
« C’est du pur “stockage”. Pour certains, la prison est “salutaire”.
Mais beaucoup ressortent plus violents et plus démunis que lors de leur
entrée. On dénonce – à raison ! – la surpopulation. Mais 90 % des
détenus ne sont pas à leur place en prison ! Toxicomanes, malades
mentaux, il faut des établissements adaptés, qui soignent réellement ces
gens. »
« En Belgique, on est dans une politique avant
tout réactive (par rapport aux évasions et incidents…) et très peu
constructive ou prospective. Or, c’est tout le système pénitentiaire
belge et, plus largement, tout notre système pénal qu’il faudrait
repenser en profondeur. La prison devrait être la peine ultime ; une
peine juste, qui a du sens. Il n’en est rien. Par ailleurs, toutes les
peines alternatives (travaux d’intérêt général, médiation…) sont
totalement sous-exploitées. »
« En Belgique, on colmate,
on bouche les trous. D’un côté, on a des établissements exsangues,
vétustes, où les conditions de vie sont catastrophiques. De l’autre, des
établissements soi-disant “modernes” et technologiques, où règne le
froid pénitentiaire, et où rien n’a été conçu pour permettre
l’émancipation des détenus. Avec, entre les deux, quelques exceptions,
des petites prisons plus humaines et “familiales”. Mais globalement,
c’est indigne d’un Etat de droit. »
Le directeur
« Le mythe du “dieu dans sa prison”, c’est terminé. C’est un manager.
Il doit suivre des plans stratégiques, appliquer une kyrielle de
circulaires. Il est très peu dans le cellulaire. Il est à la fois juge
et partie dans la prison. »
Les agents
« C’est un métier difficile, stressant, qui nécessite beaucoup de
qualités professionnelles et humaines. Ils doivent être à la fois
proches et à distance du détenu ; vivre dans le stress, les tensions,
sans cesse sur leur garde. Il y a beaucoup d’absentéisme, de burn-out,
d’alcoolisme… »
« C’est une profession très corporatiste.
En prison, ils ont le vrai pouvoir. Avec les syndicats derrière eux, qui
font la pluie et le beau temps et, parfois, quand ça les arrange, ne
s’encombrent pas trop des conventions. »
« Parmi les
agents, il y a de tout, comme dans la société : des gens très bien, qui
ont une fibre sociale, mais aussi des racistes, des irascibles. J’ai
entendu un agent dire “Je viens pour casser du détenu !” ou un autre, parlant d’un détenu noir : “Qu’il retourne dans son arbre !”
J’en ai vu qui avaient une affiche Front national dans leur casier et
d’autres qui faisaient un concours à celui qui parviendrait à coller le
plus de rapports disciplinaires aux détenus. Je ne généralise pas. Mais
je constate qu’il y a un énorme esprit de corps et parfois de grands
déficits dans la formation. »
Les règles
« La prison est un véritable monde parallèle, avec ses codes et règles
propres. Avec des caïds qu’il faut soigner ; les petites gratifications
informelles ; les indics et les règlements de compte… C’est la loi du
plus fort, chacun pour soi. Au bout du compte, c’est toujours le détenu
qui trinque. »
La drogue
« Elle est
omniprésente. Elle entre pendant les congés, les sorties, grâce aux
familles. Il y a bien des fouilles, mais en vain. Tous les moyens sont
bons. Ils utilisent leur “coffre-fort” (les parties intimes), usent de
stratagèmes (un pacson échangé par la bouche lors d’un baiser)… »
« La drogue, c’est à la fois une camisole, mais aussi un excitant, des
comportements imprévisibles du trafic, des dettes, du racket, des
détenus qui n’osent plus quitter leur cellule par peur de représailles…
La drogue est un fléau. »
Les familles
«
Elles sont trop souvent perçues comme un danger, une menace (...) Il y a
bien sûr les visites au parloir ou derrière la vitre. Et depuis peu, on
a progressivement aménagé des chambres intimes, ces fameuses “visites
hors surveillance”. Mais, faire en sorte qu’un détenu puisse entretenir
des liens affectifs et sexuels, c’est autre chose que de “conduire sa
femme au taureau”, comme me l’a dit un jour l’une d’entre elles ! Au
Canada, il existe des unités de vie de famille où le détenu, au fil de
sa détention, peut réapprendre à vivre avec les siens pendant 72 heures
(cuisiner, échanger…). Aux Etats-Unis, ça existe depuis 1920 ! En
Belgique, il y a une volonté inconsciente, indirecte ou cachée de punir
la famille. Comme si elle était coresponsable des délits commis. »
La réinsertion
« J’ai vu bon nombre de détenus quitter la prison complètement démunis,
sans perspectives, à qui on devait donner 5 euros pour prendre le bus
ou un ticket de train… La réinsertion est un mythe ! La plupart sont
sans travail, avec un casier judiciaire, une étiquette. Ils sont peu
scolarisés, peu formés. On parle de 15 à 20 % de détenus illettrés.
Trouver un boulot depuis la prison ? Les obstacles sont énormes :
pouvoir joindre par téléphone un employeur dans des heures de bureau, ;
très peu de véritable suivi social… »
« S’amender ?
Foutaises ! Le détenu est oisif, privé de liberté, plongé dans un
univers impitoyable où règnent le bruit, la promiscuité, des conditions
d’hygiène déplorables, la télé allumée 24 heures sur 24… Sans aide
psychologique réelle et structurelle pour lui permettre de réfléchir en
profondeur aux faits, à son avenir, à ses responsabilités… »
Gérard de Coninck
Gérard de Coninck
Gérard De Coninck, 68 ans, vit à Rocourt (Liège). Il est diplômé
en sciences morales et religieuses de l’université de Louvain, docteur
en criminologie et maître de conférence à l’ULg. Il connaît le secteur
pénitentiaire depuis le début des années 1970. Il a été enseignant,
chercheur, responsable du centre de formation initiale des surveillants.
Il a également été directeur dans deux prisons (Lantin et Ittre).
TEXTO
TEXTO
« Tous les directeurs sont envoyés au front sans avoir une
expérience suffisante de la vie et du travail en détention, mais surtout
avec un manque de formation spécifique sérieuse. (…) Certains exercent ce métier en tentant de combler une frustration et de régler des problèmes personnels »
« Je crois que beaucoup d’acteurs du monde pénitentiaire utilisent de
faux arguments pour justifier des comportements totalement illégaux et
immoraux ou pour éliminer toute culpabilité.
Ils affirment
: “les détenus ne comprennent que la manière forte“ ; “pour ce
détenu-là il n’y a qu’une solution : une balle dans la tête !“ ; “ce ne
sont pas des hommes mais des bêtes“ » (…)
« N’en déplaise à
la vox populi, le temps des boulets et des coups de fouet est révolu
(…) On a supprimé les portes ouvertes, les repas en commun les jours
fériés, les préaux du soir en été (…) Pourtant, il y a toujours des
agressions d’agents, des évasions (et de plus en plus violentes) et les
trafics de produits stupéfiants sont toujours aussi florissants. On a
déresponsabilisé et infantilisé les détenus. Au lieu de rajouter des
barreaux et des barbelés, il me semble qu’il aurait été plus judicieux
d’investir dans l’éducation et la formation (…) »
« Une
fois jugé, le détenu a droit à une vie décente et au respect pour que
l’exécution de sa peine puisse le préparer au retour en société (…) La
prison doit donner un autre exemple de vie en société et refuser que la
fin (l’ordre) justifie les moyens violents »
« Pour 75 %
des détenus, toute la journée est centrée sur la recherche de moyens,
indispensables pour se payer sa dose ou son joint »
« L’implosion n’est pas à exclure. Les mouvements de révolte de détenus ne se limitent plus aux périodes estivales (…) Il est possible que certaines personnes aient
envie que la situation des prisons s’envenime, pour exiger un tour de manivelle plus
répressif »
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