Photo Marcel Mussen, mussen.photo@gmail.com
Dans nos vies nous
traversons des périodes inoubliables certes, mais parfois ce sont
quelques heures qui marquent dans votre cœur, votre esprit une
douleur tellement forte qu'elle en devient indescriptible.
Seulement, cette
douleur ne vous est pas personnelle, elle concerne toute la famille,
il faut la partager avec ceux qui ne sont plus directement dans la
cellule familiale.
La douleur, cette
fois, c'est la mort, la mort de mon père. La tristesse nous envahit,
la séparation, mais il existe encore une autre dimension, une autre
souffrance : mon frère est en prison à Verviers depuis un
moment, il faut lui annoncer mais personne n'a ce courage, aucun de
nous ne parvient à gérer sa propre douleur parce que nous savons ce
qu'est la souffrance en tant que personnes physiquement libres, alors
comment aller déposer cette souffrance sur quelqu'un qui nous semble
lui aussi emmuré ?
Mon père n'a pas
survécu longtemps à son cancer, 4 mois entre le moment où il a été
diagnostiqué et sa mort. Il vivait au Maroc ; ceux qui ont pu
faire le voyage depuis la Belgique ou ailleurs l'ont fait, et ceux
qui ne pouvaient pas ne se le pardonneront jamais.
Les jours passent,
personne ne prend cette satanée décision ; on lui parle au
téléphone, il demande souvent des nouvelles du père.
Et je ne lui dis
rien non plus.
Cela me fait
souffrir. Je parle de ma propre expérience et, encore une fois, je
ne peux relater sincèrement que mon propre vécu, et il m'étouffe.
J'irai.
C'est moi qui vais
aller à Verviers lui dire.
Ce n'est plus
possible, cela fait un mois. Je le dis aux autres en leur laissant
peut-être un semblant de choix, car au fond je ne veux pas de ce
fardeau, j'ai mal d'y aller, mal de lui annoncer à une visite à
table et puis comment ferai-je ?
Un tas de doutes
mais une seule certitude : ce n'est plus possible, c'est son
père, c'est son droit, il doit savoir. Oui, et moi j'ai le droit de
ne pas m'infliger ce moment supplémentaire, j'ai aussi le droit de
ne pas m'infliger ce souvenir ?
Oui, j'ai le droit,
mais le devoir moral, l'amour que j'ai pour les miens me dirigent
vers ce devoir.
Je ne suis pourtant
pas libre, je suis moi aussi, quelque part, aussi isolée de ma
liberté en tant qu'individu, je suis la chose de mon mari, il me
dirige même à distance, je ne suis pas autorisée à aller voir mon
frère, il me l'interdit...
Je suis pourtant
décidée, je me lève ce matin tôt comme d'habitude. J'ai une
petite fille de 6 mois et mon fils va sur ses 4 ans. Je me suis
organisée la veille avec ma voisine, le temps m'est compté :
entre l'aller et le retour, elle me gardera les enfants. Le problème
c'est mon mari qui va téléphoner sur le fixe le soir et à cette
heure, je suis censée être là.
Je sais que je n'y
serai sans doute pas car je dépends du train.
J'arrive Gare centrale, direction Verviers.
Jusque-là, j'étais
occupée mais me voilà assise, direction douleur.
Je traverse les
ruelles machinalement ; de temps à autres j'arrête un passant
pour redemander la direction exacte. J'y suis déjà allée une fois
en voiture avec ma sœur et ma mère, mais pas en train.
Combien de fois
m'étais-je retrouvée dans cette situation, cherchant une prison, et
une autre et encore une autre, combien de matons avais-je déjà
croisés ?
Combien de fois
l'adolescente que j'étais s'était retrouvée en danger, dans le
train, à l'arrêt de bus ?
Je ne peux m'en
souvenir.
Là, j'ai 28 ans,
mon corps a marqué quelques fois ses peurs, et laissé mon cerveau
en occulter quelques-unes pour que je puisse vivre.
Les images défilent,
les larmes coulent, mon père me manque, je souhaiterais qu'il puisse
prendre dans ses bras la petite fille qui pleure à l'instant, qu'il
s'occupe de son fils, qu'il ne me laisse pas me charger de cette
douleur. Après tout, c'est son rôle.
Je suis en colère
et je me souviens que si je suis dans ce train, ce n'est pas pour
m'occuper de moi et de mon état psychologique.
Me voilà arrivée.
Avant que mon frère
n'arrive, je vais voir le maton qui se trouve à la place dite du
surveillant, je lui explique que je viens annoncer à mon frère la
mort de notre père et qu'il risque d'être mal et même de vouloir
quitter la visite avant l'heure, aussi « vous pourriez le
surveiller un peu plus ces jours-ci svp ? ».
Le gars me rassure
et je lui demande si c'est ainsi que cela doit se passer car si on
peut faire autrement, je sais pas, dans un cadre plus isolé, alors
ce serait préférable. Malheureusement non, me répond-t-il, « mais
nous serons attentifs ».
Ce que j'essayais de
véhiculer comme idée, c'est que l'enferment décuple les émotions
et altère profondément l'individu.
Alors comment ne pas
craindre le pire, craindre qu'il porte atteinte à sa vie ?
Il est là.
On se fait la bise
et il est surpris que ce soit moi, car depuis que je suis mariée,
c'est rarement que j'ai pu le visiter. On échange les banalités, il
me dit qu'il est content de me voir, mais que je n'aurais pas dû me
déplacer et laisser mes enfants, je lui explique que ce n'est pas
grave, que ma voisine les garde et que je suis à l'aise.
Mais lui n'est pas à
l'aise avec ça. Je lui demande ce qu'il veux boire, mais il décide
d'y aller lui-même, et moi j'ai l'impression de gagner du temps.
De retour, il me
pose la question concernant notre père, et je lui dis : « Je
suis désolée mais il faut que tu sois fort, que son âme soit en
paix ».
Ses
yeux se sont emplis de larmes : mon frère mesurait soudain
l'ampleur de l'amputation, tout ce qu'il ne partagera jamais avec
son père, car à chacun sa relation avec lui. Il a baissé le
visage et l'a enfoui dans ses bras croisés sur la table. « Mon
Dieu aide-le je t'en prie et aide-moi à supporter sa souffrance ».
J'ai l'impression de ne pas pouvoir répondre à sa question au
moment où il relève la tête : « Il est mort quand
? » Je m'excuse à nouveau, en lui répondant « presque
un mois, le 31 juillet exactement ».
Un gars s'approche ;
c'est un détenu qui travaille au sein de la prison et il lui tapote
l'épaule. « Mon père est mort ». Le gars
prononce les quelque mots de condoléances et prie pour son salut et
la paix pour notre père.
Quelques visages se
tournent ici et là. Je n'aime pas cette impudeur, j'ai l'impression
que l'on est mis à nu ; ce n'est pas leur faute, ni la nôtre,
c'est ce qui s'appelle ne pas avoir le choix.
Le maton vient
aussi, il constate que la nouvelle est tombée, mais, comme je
l'appréhendais, mon frère l'a compris, il a compris que nous lui
avions caché car la force nous manquait : « J'ai eu
cette force de venir te faire souffrir et j'en suis désolée, mais
je n'en pouvais plus, il fallait que tu saches ».
Il m'a tenu le main
et m'a dit : « Excuse-moi, je ne suis pas très bien ».
Je lui ai proposé d'écourter la visite s'il préférait, et il a
dit oui.
Le chef a accepté.
Nous nous sommes dis au revoir et je l'ai laissé avec cette plaie
béante, aucun moyen ne m'était donné de faire autrement, ce fut
très dur, très très dur.
J'ai marché dans
les rues de Verviers en oubliant pendant un moment que j'étais une
maman à présent.
Je ne pouvais pas
rentrer dans cet état.
Son image m'a hanté
des jours durant ; il souffrira sans nous.
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