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lundi 26 mai 2025

Un jeune médecin à la prison de Haren réveille notre conscience, par Luk Vevaet

 

Voir Observatoire des prisons -
Belgique sur Facebook avec des
extraits du rapport du docteur
Verbrugghe
https://www.facebook.com/oipbelgique

 Je travaillais encore comme membre du comité de surveillance de la prison de Haren lorsque le Dr Brecht Verbrugghe y est arrivé. Le « jeune médecin », comme l'appelaient affectueusement les détenus, a rapidement acquis une bonne réputation parmi eux en tant que prestataire de soins de santé. 

Même si, au début, le système de santé ne fonctionnait absolument pas dans la nouvelle prison, même si la liste des plaintes des prisonniers aurait pu remplir une cellule entière, ils se rendaient bien compte que le jeune médecin faisait tout ce qu'il pouvait pour aider les prisonniers malades. 

Brecht Verbrugghe avait déjà beaucoup d'expérience et d'expertise en tant que médecin. Comme médecin généraliste ou dans une clinique psychiatrique à Gand, comme médecin auprès des prisonniers et des internés négligés dans l'ancienne prison de Saint-Gilles et maintenant en tant que médecin dans la prison flambant neuve de Haren. Quelqu'un qui, s'il le voulait, pourrait grimper haut dans la hiérarchie (médicale) des prisons.  

Mais avec quelques collègues, le « jeune médecin » a choisi une voie très différente. Ensemble, ils ont décidé de rendre public ce qui pourrit dans l’univers carcéral depuis des décennies mais reste caché au monde extérieur. 

Le lundi 12 mai au matin, ils ont ainsi provoqué une sorte de déferlement pénitentiaire dans les médias belges (1). Du calibre du livre du médecin Véronique Vasseur sur la prison française de Fleury de Mérogis, qui a suscité une tempête dans le monde carcéral français à l'époque (2).  

Rapidement, les applaudissements et la solidarité de nombreuses associations travaillant dans les prisons se sont manifestés ici aussi. (3)  Les hauts responsables du système pénitentiaire et ceux des ministères de la justice et de la santé ont bien senti qu'une sorte de tsunami était en train de se former. Avec les déclarations habituelles de leurs porte-parole, les hauts responsables du système pénitentiaire ont rapidement tenté d'arrêter la vague.  Sans succès.


Le coming out de Brecht Verbrugghe et de ses collègues est extraordinairement courageux

D'abord, parce que si vous travaillez en prison, vous êtes censé vous taire. Du moins si vous voulez conserver votre emploi. Tout le monde sait qu'il existe une sorte d'omerta : vous faites votre travail et s'applique le vieil adage des trois singes « ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ». La loyauté envers les collègues est attendue. Les problèmes doivent être résolus en interne (par les « canaux internes ») et vous vous abstenez d'exposer le linge sale. 

À cet égard, la prison peut être comparée à l'Église catholique, qui a tenté d'étouffer les abus commis sur des enfants et qui aurait résolu le problème en interne. Le sommet du système pénitentiaire dispose en effet de pouvoirs discrétionnaires qui lui permettent, par exemple, d'écarter et d'exclure à volonté, de classer des soi-disant preuves comme secrètes... sans  se soucier de la loi. J'en ai fait moi-même l'expérience lorsqu'on m'a refusé l'accès à toutes les prisons belges en 2009.

Bien sûr, cela ne signifie pas l’absence de voix critiques. Comme celles des universitaires. Mais ils ne risquent pas leur emploi, ils sont autorisés à dire ce qu'ils veulent dans la presse et à l'université depuis l'extérieur, personne ne s'en soucie vraiment. Certains témoignent anonymement, de crainte de perdre leur emploi. Je me demande bien pourquoi les gens ont peur de s'exprimer : après tout, la liberté d'expression est l'une des valeurs sacrées de ce pays, une valeur pour laquelle le monde occidental fait la guerre dans le monde entier. D’autres commencent à témoigner lorsqu'ils sont à la retraite, quand leur carrière est terminée et leur sécurité financière garantie.

L'absence de résistance et de critique de l'intérieur, de la part des personnes actives sur le terrain, nous permet d'apprécier à sa juste valeur le témoignage de Brecht Verbrugghe et de ses collègues. Ce témoignage nous donne confiance en l'avenir. Il nous apprend qu'il y aura toujours des personnes qui oseront s'élever contre l'injustice. Quels que soient les risques. Quel que soit le prix personnel éventuel à payer.

En outre, le témoignage du Dr Verbrugghe ne porte pas sur un quelconque incident ou scandale, dû à la surpopulation.  En ce qui concerne cette dernière, le Dr Verbrugghe refuse de se résigner à cette éternelle excuse. « En réalité, le problème n'est pas la surpopulation, mais la surcondamnation », a-t-il déclaré dans une interview. 

Le jeune médecin dénonce un système de santé déficient à tous points de vue, en raison de la relation toxique entre la prison et les soins de santé. Vous pouvez en prendre connaissance dans son rapport de 18 pages, téléchargeable en ligne.(4)  

Il traite des soins de santé dans les trente-huit prisons qui, en Belgique, ne relèvent pas du ministère de la Santé publique, mais de la haute administration pénitentiaire. Avec toutes les conséquences que cela implique, tant à l'intérieur des prisons (ce sont les gardiens qui doivent distribuer les médicaments et contrôler leur prise, l'utilisation des cellules de punition pour traiter les crises médicales), qu'à l'extérieur (les maladies et les infections retournent dans la société sans avoir été traitées lorsqu'un prisonnier est libéré). Le rapport décrit le manque de ressources et de personnel. Le (non-)dépistage de l'hépatite C. Les pénuries et le sabotage des soins transmuraux. Les contrôles de tuberculose non séquencés.  L'évaluation médicale inexistante ou inadéquate dans le cadre de la libération conditionnelle. Et ainsi de suite…


pic OIP https://oip.org/fiche-droits/medecine-generale/

En conclusion, il ne s'agit pas de failles majeures ou mineures dans le système. Il s'agit, comme l'a dit Lise Meunier, l'une des lanceurs d’alerte, sur les ondes de la RTBF « d'une idéologie à l'égard des prisonniers ». En d'autres termes, notre société considère les prisonniers comme du ballast ou des déchets, n’appartenant pas à la communauté humaine. Et les soins médicaux qui leur sont prodigués sont à la hauteur de cette considération.

Ceux qui pensent que j'exagère devraient se demander comment il est possible que les programmes des partis ou les manifestations des syndicats ne mentionnent nullement les droits des prisonniers. Comment est-il possible que des centaines de prisonniers doivent dormir à même le sol ? Que des gens soient entassés, pire que des animaux, dans des cellules trop petites, sans aucune réponse sociétale ? 

De plus en plus, l’indifférence s'est installée à l'égard du monde carcéral, faisant de l'injustice la chose la plus normale du monde.  Le fait qu’on nous dise systématiquement qu'il faut mettre plus de gens derrière les barreaux et que la surpopulation de nos prisons est due à la présence d'étrangers qu'il faut renvoyer dans leur pays n'y est pas pour rien. 

Le message de Brecht Verbrugghe et de ses collègues est donc aussi un message contre la prison et contre le racisme. Une déclaration contre la déshumanisation qui est la marque des temps sombres que nous vivons. 

Qu'ils en soient chaleureusement remerciés.


Notes


[1]  en néerlandais : VRT NWS : https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2025/05/07/gevangenisarts-de-medische-zorg-in-gevangenissen-is-ondermaats/ et https://www.vrt.be/vrtnws/nl/kijk/2025/05/12/tza-gezondheidszorg-gevangenissen-mimir-3ce5dbaf-be32-465c-8541-/ ;  HLN : https://www.hln.be/gevangenissen/het-is-brandjes-blussen-arts-trekt-aan-de-alarmbel-vanwege-ondermaatse-medische-zorg-in-gevangenissen~a882041f/ ;  Het Nieuwsblad : https://www.nieuwsblad.be/cnt/dmf20250512_91607777 ;  De Morgen : https://www.demorgen.be/snelnieuws/arts-dient-klacht-in-bij-orde-der-artsen-over-zorg-in-gevangenis-mensen-sterven-omdat-ze-niet-door-ons-worden-gezien~b6ff71e7/: Le Standard : https://www.standaard.be/binnenland/ziekenzorg-in-gevangenissen-is-beneden-alle-peil-het-enige-wat-telt-is-dat-de-gevangenen-in-leven-blijven/66555952.html ;  BRUZZ :


en français   RTBF : https://www.rtbf.be/article/prison-un-medecin-denonce-l-impossibilite-de-soigner-correctement-les-detenus-malades-11537151; Le Soir : https://www.lesoir.be/674619/article/2025-05-12/en-prison-recit-dune-medecine-abimee-apres-un-temps-votre-cadre-de-valeurs et https://www.lesoir.be/674616/article/2025-05-12/en-punissant-mal-ses-condamnes-la-societe-se-punit-elle-meme;  7sur7 : https://www.7sur7.be/belgique/un-medecin-denonce-des-dysfonctionnements-graves-dans-les-prisons-belges~a08ac0d2/;  La Libre : https://www.lalibre.be/belgique/societe/2025/05/12/prison-le-cri-dalarme-dun-medecin-face-a-une-medecine-abimee-7GV6VP2BXZEBNHD6J23UCUBMNI/ ;  Sudinfo : https://www.sudinfo.be/id995557/article/2025-05-12/patients-labandon-secret-medical-bafoue-ce-medecin-alerte-sur-la-prise-en-charge;  La Dernière Heure : https://www.dhnet.be/actu/belgique/2025/05/12/polemique-en-milieu-carceral-un-medecin-saisit-lordre-pour-denoncer-les-dysfonctionnements-7U65ZIHCXZD6NOJXOYXE3FGGVY/


A la radio :📻 The Morning sur Radio 1 : https://www.vrt.be/vrtmax/luister/radio/d/de-ochtend~11-19/de-ochtend~11-30502-0/ ;📻 La Première sur RTBF ;📻 Fien et Thibault Staan Op sur StuBru : https://www.vrt.be/vrtmax/luister/radio/f/fien-en-thibault-staan-op~41-383/fien-en-thibault-staan-op~41-33856-0/ ;📻 BX1 Radio :


... à la télévision : 📺 Terzake on Canvas : https://www.vrt.be/vrtmax/a-z/terzake/2025/terzake-d20250512/ ;📺 BRUZZ24 : https://www.bruzz.be/videoreeks/journaal-bruzz-24/video-herbekijk-bruzz-24-over-de-gebrekkige-gevangenenzorg-haren ;📺 Le Journal on RTBF : https://auvio.rtbf.be/media/journal-televise-19h30-le-19h30-3338968 ;📺 BX1 : https://bx1.be/categories/news/un-medecin-denonce-lincapacite-de-soigner-correctement-les-detenus-a-bruxelles/


 [2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2004/03/29/le-dr-veronique-vasseur-depeint-aux-deputes-l-univers-carceral_359105_3224.html


[3] Article d'opinion pour Brecht Verbrugghe et ses collègues signé par Marion Guémas de l'asbl I.Care, Lise Meunier du Réseau Hépatite C & Kris Meurant de l'asbl Transit, Belgique Acat, Apres, Cap-iti asbl, Féda, Fidex, la Liaison antiprohibitionniste, Médecins du Monde, La Ligue des droits humains, Infor Drogues et l'OIP, l'observatoire international des prisons https://www.rtbf.be/article/les-associations-actives-en-prison-soutiennent-les-medecins-qui-ont-denonce-l-impossibilite-de-soigner-des-detenus-11545937


[4] Une version légèrement abrégée de 18 pages peut être téléchargée en ligne à l'adresse suivante : https://www.vrt.be/content/dam/vrtnieuws/bestanden/brief%20orde%20der%20geneesheren.pdf


le témoignage du docteur Verbrugghe a été suivi par une lettre ouverte, signée par 300 médecins, professeurs, soignants et assistants sociaux,  https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2025/05/24/open-brief-gevangenissen-artsen-zorg-verlinden-vandenbroucke/ 


mardi 3 septembre 2024

Depuis trente ans (30 !) en prison au Maroc ! Dans une lettre ouverte, les familles réclament la libération de leurs proches (septembre 2024)

Il y a dix ans, en juin 2014, je publiais deux articles sur la condamnation à la prison à vie des trois personnes que vous voyez sur cette photo. À ce moment, ces condamnés se trouvaient depuis vingt ans en prison. Vous pouvez lire ces articles sur ce qu'on a appelé "le groupe de Fès" ICI  et ICI

Aujourd'hui, dix ans plus tard, ils sont toujours derrière les barreaux. Leurs familles lancent un appel à l'aide pour que leurs proches soient enfin libérés. Soutenons-les ! Partageons leur lettre !

Luk Vervaet

  

Lettre Ouverte

Dénonciation de l’injustice subie par M. Boujedli Abderrahmane, M. Kamel Benakcha, et M. Abdeslam Garoise, détenus politiques condamnés à la perpétuité (1994)


Mesdames et Messieurs les journalistes, les membres d’associations humanitaires, l'opinion publique nationale, arabe et internationale,


Nous vous adressons à vous aujourd’hui pour attirer votre attention sur une injustice flagrante qui perdure depuis trois décennies : l’incarcération de M. Boujedli Abderrahmane, M. Kamel Benakcha, et M. Abdeslam Garoise. Ces trois hommes, membres du groupe de Fès, ont été condamnés à la réclusion à perpétuité dans le cadre de l’affaire de l’hôtel Hasni de 1994. 

Il est essentiel de rappeler qu’aucun d’entre eux n’a été directement impliqué dans un crime de sang.

Ces hommes, des détenus politiques emprisonnés dans un contexte de répression politique, ont subi une condamnation extrêmement lourde, tandis que le véritable commanditaire de l’attentat, M. Abdelilah Ziyad, vit aujourd’hui en liberté au Maroc. Ce dernier, pourtant extradé par la France vers le Maroc en 2021, n’a pas été maintenu en détention malgré son rôle central dans l’affaire. 

Cette situation est d’autant plus injuste que M. Boujedli Abderrahmane, M. Kamel Benakcha, et M. Abdeslam Garoise ont été systématiquement exclus des grâces royales accordées en 1998, 2004, 2008 et 2011. Ces grâces, qui ont permis à de nombreux autres détenus de retrouver leur liberté, leur ont été refusées sans explication, malgré leur bonne conduite en détention.

En 2021, un autre événement perturbant est venu aggraver leur situation déjà précaire : M. Boujedli Abderrahmane, M. Kamel Benakcha, et M. Abdeslam Garoise ont été transférés de manière soudaine et sans aucune raison particulière apparente dans différentes prisons du pays. Ce transfert inattendu a non seulement brisé la routine à laquelle ils s’étaient tant bien que mal adaptés, mais a aussi coupé leurs rares liens avec leurs proches, qui se sont retrouvés dans l’incapacité de leur rendre visite régulièrement en raison de l’éloignement géographique.

Ce transfert, sans motif clair, a exacerbé l’isolement de ces hommes et ajouté une nouvelle couche d’injustice à leur longue détention. Il apparaît comme une mesure punitive supplémentaire, appliquée sans justification légitime, et visant à les maintenir dans une situation de précarité et de souffrance.

M. Boujedli Abderrahmane, M. Kamel Benakcha, et M. Abdeslam Garoise ont tous trois vécus très difficilement leur enfermement durant ces 30 ans d’incarcération. Ils ont enduré des épreuves personnelles et familiales dévastatrices, notamment la perte des parents de M. Boujedli Abderrahmane, auxquelles il n’a pas été autorisé à assister. Cette situation inhumaine et injuste doit être mise en lumière. 

Leurs états de santé se dégradent par un manque flagrant de soins médicaux appropriés, ce qui rend leur maintien en détention particulièrement inhumain. Malgré de nombreuses demandes effectuées, ces détenus n’ont pas reçu les traitements médicaux indispensables à leur état de santé. Cette situation va à l’encontre des principes fondamentaux des droits de l’homme et du respect de la dignité humaine. 

Le contexte politique de l’époque de leur condamnation, marqué par de fortes tensions, soulève de sérieuses questions sur l’équité de leur procès. Il est inacceptable qu’après trois décennies, ces hommes continuent de payer pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, tandis que ceux qui ont orchestré les événements restent libres.


Par cette lettre ouverte, nous en appellons à la conscience des médias et à leur responsabilité pour mettre en lumière cette affaire. Il est impératif que le cas de M. Boujedli Abderrahmane, de M. Kamel Benakcha, et de M. Abdeslam Garoise soit réexaminé avec toute l’attention nécessaire. Ces hommes ont été privés de leur liberté et de leur dignité pendant trop longtemps.

Les faits pour lesquels ils ont été condamnés, ont certes été considérés comme graves à l'époque, un contexte marqué par la fermeture des frontières avec l'Algérie. Cependant, il est essentiel de réévaluer ces condamnations à la lumière des évolutions de la société, de la justice et des nouvelles informations qui pourraient avoir émergé depuis lors. L'absence de crime de sang, la durée exceptionnelle de leur incarcération et l'évolution du Maroc rendent ces condamnations d'autant plus disproportionnées.

Trente années ont indéniablement marqué la vie de ces hommes. L’incarcération prolongée, loin d’être une fin en soi, doit permettre la réinsertion sociale. Or, les conditions de détention, la perte des repères sociaux et l’absence de perspectives d’avenir rendent cette réinsertion extrêmement difficile.

Nous vous invitons à enquêter sur les circonstances de leur condamnation, à donner une voix à ceux qui ont été réduits au silence, et à contribuer à faire avancer la justice. 

Leur histoire mérite d’être entendue, et il est de notre devoir collectif de ne pas les oublier.

Il est urgent de comparer les peines infligées aux exécutants et aux commanditaires, afin de garantir une application équitable de la loi. Nous demandons donc aux autorités compétentes une libération sans délai de M. Boujedli Abderrahmane, M. Kamel Benakcha, et M. Abdeslam Garoise. 

Nous appelons l’ensemble de la société civile, les organisations de défense des droits de l’homme et la communauté internationale à se mobiliser en faveur de cette cause. 

Il est temps de tourner la page et de permettre à ces hommes de reconstruire leur vie dans un contexte régional nouveau.

Je vous remercie par avance pour l’attention que vous porterez à cette cause, en espérant que votre engagement contribuera à réparer cette injustice.


Familles M. Boujedli, M. Benakcha, et M. Garoise. 


lundi 4 octobre 2021


 par Luk Vervaet, 3 octobre 2021

Samedi passé, la femme d’Abdelkader Belliraj a lancé un appel à l’aide après que son mari, incarcéré au Maroc, s’est effondré pendant qu’elle lui parlait au téléphone. « J'entendais l'impact de la chute, le téléphone qui tombait, le bruit des gardes qui arrivaient vers lui, puis plus rien. Après plusieurs appels téléphoniques, j'apprenais qu'il avait perdu connaissance un moment, qu'il a été vu par le médecin ou l'infirmière de la prison et qu'il est revenu à sa cellule ». Et elle ajoute « Je retire de nouveau la sonnette d'alarme sur l'état de santé de mon mari qui se dégrade de jour en jour sous un silence incompréhensible de la part de ceux qui sont sensés défendre le dossier. L'urgent pour le moment est que mon mari soit ausculté par un vrai médecin qui demande un bilan de santé complet. Mon mari est complètement carencé vu la malbouffe de la prison. Notre avocat au Maroc, Maitre el jamaï, a promis de lui envoyer un médecin externe qui s'occupera de son état et lui fera faire un bilan complet ».


Abdelkader Belliraj est actuellement enfermé à la prison d’Oudaya à Marrakech (photo). Depuis près de deux ans, à cause de la crise sanitaire COVID, Il n’a reçu aucune visite. Il est Belge, mais il n'a bénéficié d'aucune assistance ou visite consulaire belge. Malgré les appels à l’aide de sa femme ou des organisations comme Human Rights Watch, il continue à être enterré vivant. Sa situation sur le plan psychologique est devenue critique. Selon des témoins, il souffre d’une perte dramatique de la mémoire et de la capacité de se concentrer, d’insomnies, de troubles alimentaires, et j’en passe. Ce sont les effets de l’enfermement en isolement prolongé bien connus qu’on peut retrouver dans chaque étude scientifique sur le sujet.

Catégorie A et l’américanisation des prisons marocaines

Le Belgo-marocain Abdelkader Belliraj a été condamné à la perpétuité au Maroc. Il y est soumis depuis des années à un isolement total, vu qu’il est classifié dans la catégorie A, « détenus dangereux, terroristes… ».  Cette nouvelle classification des prisons et des prisonniers en catégorie A,B, C, date d’il y a une dizaine d’années quand Mohamed Salah Tamek a été nommé en tant que délégué général à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR) au Maroc. Avec lui, une transformation en profondeur du système carcéral s’est mise en marche. Un tournant au niveau carcéral marocain s’imposait, la situation étant devenue intenable : explosion du nombre de détenus (un pic de 80.000 prisonniers !), corruption généralisée du haut en bas, torture et maltraitances en chaine, vétusté des bâtiments, manque de nourriture et de produits de base pour les détenus dans des cellules surpeuplées.

Pour maitriser la situation, Tamek annonce que le Maroc va, ce sont ses propres mots : « américaniser les prisons ». Fini la corruption, la violence incontrôlée, le surpeuplement. Transparence, humanisation des espaces de détention, organisation de nouvelles activités (sportives et culturelles), amélioration de la nourriture servie, augmentation de l’espace dédié à chaque détenu et limitation des cas de récidive...   Si on regarde de plus près, derrière les belles déclarations humanistes qu’on entend partout dans le monde pour justifier les projets de modernisation des prisons, se cache avant tout une opération sécuritaire à l’américaine. Par la construction de nouvelles prisons. Par le financement et la formation du personnel par les experts américains (et européens). Par la classification des détenus, pas seulement par genre ou par âge, pas par leur comportement en prison, mais selon leur étiquette de « dangerosité ». Fini aussi « la gouffa », ce panier-repas remis par les familles aux détenus et considéré comme principal cheval de Troie pour introduire des produits illicites derrière les barreaux, remplacée par la privatisation des services au sein des prisons. Enfin, cette américanisation des prisons ne touche en rien les causes sociales de la délinquance ou de la criminalité, c’est-à-dire la pauvreté, les inégalités, le manque d’éducation, de soins, d’emplois décents, ni le système policier et judiciaire impitoyable envers les pauvres et les opposants.   


Conséquences d’un isolement prolongé pour un détenu de plus de cinquante ans

Abdelkader Belliraj a 64 ans. Dans une étude américaine, des scientifiques ont analysé les effets particulièrement dangereux de l’isolement prolongé pour les personnes au-dessus de 50. On peut y lire que « l’enfermement en isolement peut provoquer toutes sortes de troubles psychologiques irréversibles tels que : l’anxiété, des hallucinations, le rejet de la société, une tendance à l’agressivité, la paranoïa, des dépressions profondes et même des comportements suicidaire… A long terme, le confinement solitaire met la santé physique et mentale des personnes plus âgées en danger, parce que ces personnes souffrent souvent de plus de problèmes de santé chroniques, comme les maladies de cœur, la maladie d’Alzheimer, le diabète ou des problèmes broncho-respiratoires… 73% des prisonniers au-dessus de 50 ans souffrent d’au moins une de ces maladies chroniques. Pour eux, l’enfermement solitaire est particulièrement dangereux ». Selon le Dr. Brie Williams de l’Université de Californie, le confinement solitaire de personnes plus âgées risque de développer ou d’aggraver les maladies chroniques : « – le manque de lumière naturelle et de soleil peut causer de sérieuses déficiences en vitamine D et augmenter le risque de fractures osseuses ; – le manque de stimulation sensorielle dû au confinement prolongé dans une chambre vide peut détériorer la santé mentale et conduire aux pertes de mémoire ; – les limites extrêmes imposées à la mobilité corporelle par le manque d’espace ne peuvent que détériorer le corps privé d’exercice. »[1] On peut affirmer que l’isolement prolongé, en particulier pour les personnes plus âgées, est une forme de torture, tuant à petit feu un être humain au niveau physique et psychologique. Une vérité scientifique qu’on ne trouvera pas dans les cours donnés par les formateurs américains au Maroc.    

Lors de son procès...
photo dhnet 

L’affaire Belliraj, un procès inique dénoncé par tous les observateurs

L’affaire Belliraj a commencé en 2008, lorsque le ministre marocain de l'Intérieur de l'époque annonce en grande pompe le démantèlement, par l'arrestation de 35 hommes, d’une des organisations terroristes « les plus dangereuses dans l’histoire du Maroc ». Le dirigeant du réseau serait Belliraj. Le procès monstre a eu lieu en 2008-2009 devant la Cour antiterroriste à Rabat avec comme liste de charges : « atteinte à la sécurité intérieure du pays, formation d'un groupe criminel visant à préparer et à commettre des actes terroristes, transport et détention d'armes à feu, falsification de documents officiels, don et collecte de fonds dans l'exécution de projets terroristes, vols multiples et blanchiment d'argent ». Mais dans les charges il n’y a aucun acte terroriste ou élément concret, ni contre Belliraj, ni contre ses 34 coaccusés, dont cinq dirigeants politiques et un journaliste d’Al Manar TV.  

Le déroulement de ce procès a été condamné de façon unanime, qu'il s'agisse des observateurs de l'ambassade américaine ou belge à Rabat, des organisations de droit de l'homme comme Alkarama, de la sûreté de l’État belge, ou d’un journaliste de La Libre.[2] Le 6 août 2009, Wikileaks de Julian Assange dévoilait un courrier de l’ambassadeur américain à Rabat, Jackson, dans lequel ce dernier s’inquiétait sur le respect des droits de l’homme au Maroc dans le procès contre Abdelkader Belliraj : « Les preuves contre tous les accusés ne se basaient que sur les déclarations des prévenus à la police ».[3] Violette Daguerre de la Commission arabe des Droits Humains  qui a assisté au procès, écrivait dans son rapport : « La Cour n'est pas parvenue, malgré un an et demi d'audiences successives, à prouver une quelconque accusation à l'encontre de ces prisonniers, dont M. Abdelkader Belliraj ». Comme l’affirmait encore récemment Human Right Watch : « Plusieurs accusés, dont Belliraj, ont déclaré avoir été enlevés et avoir passé des semaines au secret, alors qu'ils étaient interrogés et torturés dans des postes de police. Tous les accusés ont déclaré avoir été soit physiquement contraints, soit amenés à signer de faux aveux, qui ont ensuite été utilisés comme principale preuve contre eux. Ni le tribunal de première instance, qui les a tous condamnés en 2009, ni la cour d'appel, qui a confirmé les condamnations en 2010, n'ont enquêté sur leurs allégations de torture. Leurs peines allaient de la prison avec sursis à la prison à vie »[4].


Innocenté et fin des poursuites en Belgique, mais rien ne change

Dans leur élan, les interrogateurs et tortionnaires marocains de la BNPJ (Brigade nationale de la police judiciaire) se sont dépassés. A la consternation de tous, ils ajoutaient à la liste d’aveux obtenus de Belliraj son aveu d’avoir commis six meurtres politiques pendant les années 1980, non-élucidés en Belgique (!), ainsi d’un vol à Casablanca pour lequel d'autres avaient déjà été jugés et condamnés. Aux enquêteurs belges qui ont interrogé Belliraj en prison au Maroc en 2008 et encore en 2010, Belliraj dira ce qu’il avait déjà dit au juge d’instruction Chentouf qui, selon ses habitudes bien connues, n’avait pas voulu l’écouter : « Tout est faux. J’ai été torturé pendant deux mois, pendu aux pieds, violé avec un baton. J’ai dû signer des déclarations les mains liées et les yeux bandés ». Et il cite même le nom d’un de ces tortionnaires, le colonel Ouazzani. Après enquête approfondie, le parquet fédéral à Bruxelles rend son rapport définitif en 2015. Il constate que l’enquête belge n’a pas permis de confirmer les « aveux » de Belliraj. Ceux-ci contiennent des éléments qui ne correspondent pas à la réalité, ni sur les armes utilisées, ni sur les lieux. Et « qu’aucun élément à charge ne peut être retenu à charge des personnes qui sont dénoncées par Belliraj ». Le parquet ne se prononce pas sur la torture décriée par Belliraj, mais suggère néanmoins sa forte probabilité : « Les détails qu’il donne à propos des traitements qu’il a subis seraient de nature à donner du crédit à ses allégations, ou en tout cas, sont interpellant ».[5] En 2020, un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles met une fin définitive à l’affaire des six meurtres, en déclarant « l’action publique éteinte par la prescription pour la totalité des infractions mises à charge des inculpés Abdelkader Belliraj et « X ».[6]   

Pour quand une réaction du monde politique belge ? Pour quand une interpellation parlementaire ne fût-ce que pour demander son transfert en Belgique ? La ministre Sophie Wilmès avait dénoncé la condamnation de l’opposant Navalny en Russie à « deux ans et huit mois en colonie pénitentiaire, en indiquant que la réponse européenne devra prendre la forme d'un "message fort" du Haut représentant Josep Borrell lors de sa prochaine visite à Moscou »[7].

Lors de leurs prochaines visites au Maroc, la diplomatie belge enverra-t-elle un même message fort au Maroc concernant Abdelkader Belliraj ? Rien n’est plus sûr.  

 



[1] “Aging Alone: Uncovering the Risk of Solitary Confinement for People Over 45”, UNE ÉTUDE AMÉRICAINE MONTRE QUE L’ENFERMEMENT EN ISOLEMENT MET LA SANTÉ PHYSIQUE ET MENTALE DES PERSONNES AU-DESSUS DE 50 ANS GRAVEMENT EN DANGER. http://supermax.be/une-etude-americaine-montre-que-lenfermement-en-isolement-met-la-sante-physique-et-mentale-des-personnes-au-dessus-de-50-ans-gravement-en-danger/

[2] http://prisonnierseuropeensaumaroc.blogspot.com/2013/10/le-proces-belliraj-en-belgique-appel-la.html

[5] Parquet fédéral Bruxelles, le 14 janvier 2015, Conclusions du Ministère public

[6] Arrêt 2020/4659 Cour d’appel de Bruxelles, Chambre de mises en accusation

dimanche 10 janvier 2021

La liberté d'expression et les vingt-huit morts à Lantin, par Marcus

 

En quittant la prison de Lantin en 2003, je savais que je devais faire quelque chose pour toutes ces femmes, ces hommes, ces jeunes que je laissais derrière moi.

           En lisant ces écrits, vous pensez évidemment à ceux qui sont restés vivants ? Et bien non, du moins pas exactement, parce que pendant mon séjour de trois ans, il y eut énormément de morts. Je me souviens d'en avoir répertorié 28, les chiffres devaient être supérieurs, l'administration pénitentiaire se gardera bien de vous les fournir et heureusement car c'est une honte. Un gardien me disait qu'il n'était pas rare, pour ne pas que ces chiffres apparaissent, que ces morts soient repris sur le compte de l'hôpital de la citadelle. Un autre gardien me dit que ces morts étaient comptabilisés sur le territoire de Juprelle car il n'y a pas d'administration au village de Lantin. Pour me confirmer cela, il me dit qu'au "greffe" se trouve un carnet noir et que tout y est noté.

       Vingt-huit morts, c'est énorme me direz-vous ! Même pour un hospice, cela poserait des questions. Ici, ce n'est pas un hospice, la population qui s'y trouve est même plutôt jeune. A cette période, sentant cette indifférence devant cette hécatombe, je me suis posé énormément de questions.

 Devant réagir, j'ai écrit à trois personnes ; deux magistrats, un sénateur. Seul le sénateur m'a répondu en m'exprimant toute sa tristesse pour ces personnes disparues, que je me devais d'être courageux en ces circonstances ! Si même cette personne m'avait répondu, je trouvais sa lettre déstabilisante. 

La mort de Sofie au cachot marqua un nouveau pas. Il fallait frapper fort. A cette époque, la Belgique était en conflit avec Israël pour les massacres de Sabra et Chatila. La Belgique c'était arrogé le droit de " Compétence Universelle " pour poursuivre ce pays devant le tribunal de la Haye. J'ai envoyé une lettre à l'ambassade d'Israël avenue de l'Astronomie à Bruxelles avec la liste des suicidés et des overdoses de Lantin en demandant à l'ambassadeur de réagir ; de demander aux belges de balayer devant leur porte.

En 2003, libéré, j'ai continué le combat. Je ne sais trop comment ce journaliste est tombé sur le fameux carnet car, je sais, compte tenu des informations secrètes qu'il détient, ce carnet devait obligatoirement se trouver dans un coffre-fort. Il disparut mystérieusement un jour ou une nuit, un journaliste averti fit la une du scandale de cette administration en développant le système des sanctions délivrées "au pif". 

Ce scandale mit en évidence les dérives dans cette prison. Le directeur déposa plainte du vol du carnet, ainsi qu'une autre contre le courageux journaliste et de sa rédaction. 

Ces plaintes évidemment n'aboutirent, la super puissance a montré ses limites. Mais, avec le temps, je pense qu'elles eurent le mérite de cacher le fond de l'affaire, à savoir, la mort de toutes ces personnes, dont certaines au cachot. L'enquête partit dans une toute autre direction.

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PS. Sur cette triste période, je n''ai pas encore raconté le pire ! En allant au couloir des vestiaires, j'ai un jour eu la curiosité de regarder à l'œilleton, pour voir si je n'avais pas un ami qui attendais la venue du gardien des fouilles. J'ai senti mon cœur lâcher en voyant un cadavre nu attendant la reprise de la dépouille par la famille. L'administration avait repris son dû. Imagine la famille devant ce spectacle !