mercredi 22 février 2012

Le Journal de Souad : D'Arlon à Bruges

Photo Marcel Mussen


D'Arlon à Bruges

Je suis sur un quai, Bruxelles gare du Midi, je ne sais trop si je suis heureuse ou fatiguée, je suis tiraillée.
C'est lundi matin, pour les autres, il y a cours, mais moi, lundi, je brosse presque deux fois par mois.
Ce quai direction Bruges me porte d'un monde ordinaire à un autre extra-ordinaire.
Je suis comme toutes les ados de 17 ans en apparence, je m'habille, je me coiffe comme elles et j'ai même leurs attentes.
Pourtant je suis là, debout, direction la prison de Bruges : mon frère y a été transféré.
Avant cela, il était à Arlon avec son cadet.
Il y a, durant mes déplacements, une multitude de questions qui me bousculent, mais personne pour y répondre.
Cela fait environ deux années que, régulièrement, je voyage seule par le train, à raison d'au moins une fois par semaine.
Je suis allée pratiquement tous les samedis à Arlon. Mon train partait à 6h 21, arrivée à 9h30.
Je continue d'y aller après le transfert, mais il faut en plus que je me rende à Bruges deux fois par mois.
Les voilà séparés les deux frères et, curieusement, je me sens scindée aussi.
J'ai toujours cette culpabilité si je n'arrive pas à leur rendre visite ; un sentiment d'injustice profonde qui me ronge.
Je suis libre et eux pas, je ne supporte toujours pas l'idée de l'enfermement.
Parfois, j'ai l'impression que ma liberté se résume à mes trajets car je me dirige vers eux, et le retour me laisse souvent un goût amer : je revois les visages me saluant de loin, ces uniformes qui différencient les individus, cet habit qui les stigmatise, cet habit de la honte, cet habit qui discrimine.
Puis les visages disparaissent et les sentiments de révolte s'immiscent, tels des orages.
J'ai compris très vite, même trop vite, mais cela ne m'a pas toujours servi.
J'ai crié souvent haut et fort que la drogue aliène, que la drogue est le moteur néfaste d'une jeunesse en quête de reconnaissance.
Mais je suis toujours passé pour un être sensible, fragile ; ce que j'ai appris sur moi, c'est qu'on est plus fort si on regarde la vérité et qu'on admet les conséquences de ce ravage.
Les prisons enferment une majorité de jeunes entre 18 et 25 ans, l'âge est révélateur : il y a un manquement grave et on ne se soucie pas de l'effet boule de neige.
Rien n'est tout à fait noir ou tout à fait blanc, personne ne rêve de cette vie-là, c'est tout ce que je peux dire.

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