lundi 5 février 2018

Après le Soudan, nouvelles extraditions vers la torture ?? Une lettre ouverte de Maître Marc Nève

Marc Nève
LETTRE OUVERTE / CARTE BLANCHE


Hier, Theo FRANCKEN
Aujourd’hui, Koen GEENS

Renvoyer des étrangers vers leur pays d’origine où les droits fondamentaux sont bafoués ? Direction la Tchétchénie et le Daghestan ?

L’un s’en moque manifestement.
Que fera son collègue ?

Confronté à la question de savoir s’il y a lieu de renvoyer des soudanais vers Khartoum dans un pays dont le président est poursuivi par la Cour Pénale Internationale, le Secrétaire d’Etat à l’asile et la migration ne se pose manifestement pas trop de questions. Pire, il a même été jusqu’à collaborer avec les autorités soudanaises.

Aujourd’hui, c’est son collègue Ministre de la justice qui doit décider d’extrader deux jeunes russes vers les républiques de Tchétchénie et de Daghestan.

Ils sont réclamés par la Russie qui demande leur extradition du chef de participation à des activités dites terroristes. Ils sont établis en Belgique depuis des années. Tous deux ont introduit une demande d’asile au sujet de laquelle aucune décision n’est encore intervenue.
Jamais ils n’ont été inquiétés par la justice pénale belge.

Pour venir en Belgique, le premier a transité par la Turquie où il a travaillé de façon régulière durant quelques temps. Les autorités russes font valoir qu’il aurait, à ce moment-là, participé à des activités terroristes en Syrie. Aucune preuve concrète n’est fournie à l’appui du mandat d’arrêt décerné à son encontre à ce sujet.
Le second, depuis son arrivée en Belgique, a envoyé un peu d’argent à sa famille et notamment un cousin. Ce cousin est soupçonné d’avoir utilisé cet argent pour rejoindre ensuite la Syrie pour y combattre.
Ces faits justifient ces deux demandes d’extradition.

La situation des Républiques du Nord- Caucase, notamment en Tchétchénie et au Daghestan, est et demeure extrêmement précaire.
Les droits fondamentaux y sont bafoués jour après jour.
 Nombre de rapports, parmi lesquels ceux d’Amnesty International, le confirment depuis plusieurs années. Un des organes du Conseil de l’Europe, le CPT (Comité européen pour la prévention de la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants), qui a le pouvoir d’investiguer dans tous les lieux de privation et de liberté et qui est le seul organe à disposer d’un pareil pouvoir, a mené de nombreuses missions et établi autant de rapports. Son dernier rapport, le seul et unique dont les autorités russes ont permis la publication, est accablant, en particulier quant à l’état de la justice pénale en matière de lutte contre le terrorisme (1)  (graves et lourds mauvais traitements psychologiques et physiques variés, parmi lesquels de très nombreux cas de torture à l’électricité sur toutes les parties sensibles du corps - dûment constatés du point de vue médico-légal, détentions dans des lieux illégaux, impunité et absence d’enquête en cas de plainte, etc.).

Lorsque la Cour d’appel de Liège a été amenée à décider dans les deux dossiers de rendre exécutoires les deux mandats d’arrêt russes en vue de l’extradition des intéressés, la Cour a notamment rappelé que la Russie était partie à la Convention européenne des droits de l’Homme et la réalité de la situation ayant cours dans le Nord-Caucase a été minimisée, voire ignorée. Pire, les juges n’ont pas voulu tenir compte de rapports internationaux dès lors qu’ils étaient rédigés en anglais.
Dans un second temps, la Cour de cassation s’est bornée à dire que, s’agissant d’examiner le détail de la situation dans le Nord-Caucase, ce n’est là que du fait et rien que du fait (fut-ce autant de drames), mais qu’elle ne connait que du droit...

Les deux dossiers sont à présent sur le bureau de Koen GEENS qui doit décider de prendre ou non un arrêté les renvoyant respectivement vers la Tchétchénie et le Daghestan.

Peut-il ignorer la réalité des régimes politiques qui y ont cours ? Peut-il ignorer la façon dont les droits fondamentaux y sont bafoués ? Peut-il collaborer avec des autorités aussi décriées ?

Somme toute, peut-il faire ce que l’on reproche à son collègue Theo FRANCKEN de faire sans aucun scrupule ?

Il s’impose d’empêcher ces extraditions. Quels que soient les faits reprochés, il s’impose de ne pas renvoyer ces jeunes là où règne un arbitraire qu’ils ont courageusement fui en son temps pour rejoindre la Belgique.


Pour la défense des deux jeunes russes concernés,
leur avocat,
Marc Nève 

m.neve@defenso.be

[1] Report to the Russian Government on the visit to the Russian Federation carried out by the European Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT),  CPT/Inf (2013) 41, Strasbourg, 17/12/2013 (disponible via www.cpt.coe.int )

samedi 3 février 2018

« Le colis refusé », une lettre ouverte de Marie-Jo Fressard au Ministre de la Justice du Maroc




Marie-Jo Fressard
Lettre ouverte au Ministre de la Justice et des Libertés
Administration pénitentiaire et de la réinsertion
Place de la Mamounia,
BP 1015,Rabat, Maroc.
et au Directeur de la prison locale d’Aït Meloul
Agadir, Maroc
Copies au CNDH, à Amnesty International, à l’ACAT, à HRW, à l’ASTHOM, à APSO, à, à l’AMDH, à ATTAC Maroc et France

Monsieur le Ministre, Monsieur le Directeur

Il y a trois ans, l’association Amis du Peuple du Sahara Occidental m’a proposé de devenir « marraine » du prisonnier sahraoui Salek Laasairi. J’ai alors appris qu’en 2015 il a été condamné à réclusion perpétuelle par jugement rendu à la cour militaire, pour un crime qu’il nie toujours avoir commis. Il avait alors 21 ans. Depuis il est transféré de prison en prison. Il est actuellement à la prison locale d’Aït Meloul, avec le numéro d’écrou 7533.

Il n’est pas dans mon propos de critiquer ni d’approuver cette décision de justice, n’ayant jamais eu connaissance de la moindre preuve concernant ce crime.

Mais je veux vous faire part de mon indignation chaque fois que j’apprends que Salek est victime d’atteintes à sa sécurité et son intégrité physique, les tabassages fréquents pouvant aller jusqu’à la torture, le viol, l’horreur de l’abject cachot, mais aussi le saccage ou le vol de ses affaires personnelles, téléphone, contenu de colis reçus, de même que le mépris, la discrimination, les insultes raciales. Salek ne se plaint jamais de quoi que ce soit lorsque nous arrivons à nous téléphoner, au contraire il me dit « Moi, tout va bien, ma famille aussi » avant de me demander des nouvelles des un et des autres. C’est par des associations des droits de l’homme que je suis informée. Les gardiens se montrent particulièrement odieux à son égard parce qu’il est Sahraoui.

Mais comme si ces agressions au quotidien ne suffisaient pas, le personnel pénitentiaire veille à évacuer tout ce qui pourrait apporter à Salek la moindre satisfaction, la moindre parcelle de bonheur, comme son tour au téléphone une fois par semaine à la cabine de la prison, avec sa famille qu’il aime par-dessus tout, et avec ses amis. Un moment heureux qui lui fait un peu oublier l’univers carcéral. Mais ce moment est de plus en plus court, voire réduit à quelques secondes, ou même supprimé. Et s’il proteste il est roué de coups avant d’être jeté au cachot, endroit infect avec la seule compagnie des rats. Des séjours d’isolement qui peuvent durer plusieurs semaines. Il est même arrivé qu’il y soit enfermé jusqu’à un mois et demi. Pour protester il refuse parfois toute nourriture.

Autre petit bonheur qu’il attend avec impatience : les colis que lui envoient à tour de rôle un groupe d’amis. Colis au modeste contenu : vêtements achetés aux fripes, vieux magazines, livres en langue anglaise selon son désir, petits objets sans valeur marchande… Nous savons par expérience que tout objet ayant un petit coût ne lui parvient pas. Chocolat et autres douceurs sont interdits.

Le 29 novembre je lui ai envoyé un de ces colis de pauvre tant attendu. Quelques semaines plus tard il m’est retourné. J’y vois la mention : «  admis en franchise douanière », et aussi écrit à la main : « refusé réception, le 7/12/2017 ». Aucun motif de retour n’a été coché (NPAI, Non réclamé, FD, Refusé, Réexpédié, Adresse incomplète). L’adresse est celle que j’utilise à chaque envoi, sans qu’il n’y ait eu aucun retour. Le colis n’a pas été ouvert. C’est donc la prison qui a refusé à Salek ce petit bout de plaisir ! Le 2 janvier je l’ai renvoyé.

L’ignoble avait déjà été atteint lorsque la mère, la sœur et le frère malade de Salek ont voulu lui rendre visite. Ils avaient économisé pour pouvoir payer ce voyage de 400 kilomètres. Mais non seulement ils ont dû attendre toute la journée sans avoir pu le rencontrer, mais par sadisme, pour les humilier, « trois gardiennes ont obligé  sans ménagement sa mère et sa sœur à se mettre totalement nues, pour des fouilles allant jusqu’à l’exploration vaginale manuelle, avec crachats et insultes à caractère racial. Cette fouille s’est déroulée devant des gardiens hommes qui ont pris des photos, et des visiteurs » (Emsarah.com, 15/1/2016). La ligue pour la protection des prisonniers sahraouis a dénoncé fortement ce harcèlement subi par la famille Laasairi, le considérant comme un acte raciste à l’opposé des affirmations de progrès démocratiques proclamées haut et fort par les autorités marocaines.

Monsieur le Ministre de la Justice et des Libertés, Monsieur le Directeur de la prison locale d’Aït Meloul

Je ne décèle ni souci de « justice », ni espoir de « liberté » dans le cauchemar que vit mon ami Salek. Je m’associe à la peine et la colère des familles des prisonniers détenus sans aucune humanité, sans aucun respect des conventions internationales. Le but de l’emprisonnement ne devrait-il pas être la réinsertion (mention qui fait partie de votre titre), le retour à une vie citoyenne normale, et non la mort à petit feu… ?

Pour Salek et les prisonniers et leurs familles je vous demande, Monsieur le Ministre, Monsieur le Directeur, de donner des ordres au personnel de la prison locale d’Aït Meloul et des autres prisons du royaume que soient respectés le droit de visites, le droit de téléphoner à ses proches et le droit de recevoir des colis avec l’intégralité de leur contenu.

D’avance et pour eux, je vous remercie,

Marie-José Fressard
Solidarité Maroc 05
05000 Gap
France
8/1/2018


Vous pouvez rencontrer Marie-Jo Fressard à Bruxelles le dimanche 25 février. Au local d'ESG , Rue d’Anderlecht, 30, 1000 Bruxelles de 11.30 – 14.30 h. Elle y sera interviewée par Luk Vervaet sur ses livres : " Marraine des deux plus anciens détenus politiques marocains Ahmed Chahid et Ahmed Chaïb " (Préface : Gilles Perrault, auteur de « Notre ami le Roi » et postface : Khadija Ryadi, lauréate du prix des Nations Unis pour les droits humains), paru chez Antidote publishers et « Drôle d’occupation pour une grand-mère » Histoires de prisonniers politiques sahraouis, petite histoire du conflit au Sahara Occidental à travers le parcours de Hassan, Salek et Salah., paru chez Edition APSO.


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