Source
Luk Vervaet
Le mercredi 23 janvier, Farida, Dounia,
Malika, Mohamed et moi avons participé à une conférence du ministre des
Affaires étrangères Didier Reynders (MR), organisée par le Mouvement
Européen-Belgique. Thème de la conférence : “Belgique – UE, 60 ans d’union“.
Comme le ministre allait parler des « 60 ans de paix en Europe » et du « prix Nobel pour la Paix»,
accordé à l’Europe en 2012, nous nous sommes dit que c’était une bonne
occasion, pour notre Comité des familles des détenus européens au Maroc,
d´interpeller le ministre sur les relations avec le Maroc. Et en
particulier sur son attitude par rapport aux prisonniers belgo-marocains
dans les prisons marocaines.
Je vous épargne les détails du déroulement de cette conférence mais nous avons quand même réussi à poser une question : « Monsieur
le ministre, ces derniers mois vous avez fait plusieurs déclarations,
insistant sur la nécessité d’améliorer et de renforcer nos relations
avec le Maroc. Comment pouvez-vous justifier votre position quand, en
2012, il y a eu au moins cinq rapports d’organisations internationales,
dont le rapport du Rapporteur sur la torture de l’ONU Juan Mendez et
celui du CNDH, qui dénoncent la torture systématique et généralisée,
pratiquée au sein du système judiciaire et carcéral du Maroc ? Et, dans
ce même cadre, comment pouvez-vous justifier votre abandon des détenus
belgo-marocains au Maroc ? ».
Était-ce à cause de la présence dans la
salle des familles des détenus ? En tout cas, le ministre n’a pas sorti
l’argument habituel de la double nationalité pour justifier l´inertie
du gouvernement belge à l´égard des détenus belgo-marocains.
Il a répondu deux choses. « D’abord », a-t-il dit, « il
faut traiter les affaires des détenus cas par cas. Il y a des personnes
que je n’aimerais pas voir sortir de prison, ni au Maroc ni ici. Et
deuxièmement, à chaque rencontre avec les autorités marocaines, nous
mettons le dossier des droits de l’homme sur la table. Comme on le fait
avec les autorités turques et d’autres pays. Ce serait facile de rompre
avec tous ces pays. Dans ce cas, je pourrais me retirer tranquillement à
la campagne ». Nous n’avons pas eu l’occasion de lui répondre.
Mais voici qu’un autre événement
s’est produit le même jour, qui permet d’évaluer la réponse de notre
ministre à sa juste valeur. C’est une affaire qui concerne la France.
Mais, toutes proportions gardées, elle concerne également la Belgique :
dans les dossiers internationaux, la Belgique ne fait pas exception à la
politique européenne. Et elle agit et se comporte exactement de la même
manière que ses grands voisins.
La France fait libérer la Française Florence Cassez.
Le mercredi 23 janvier 2013, la Française Florence Cassez a été libérée par la Cour suprême mexicaine. Cette Cour a reconnu « la violation des droits de Florence Cassez » et a ordonné sa libération immédiate. Avec son ami, Florence Cassez avait été arrêtée en 2005 et inculpée pour « quatre
enlèvements, séquestration, association de malfaiteurs, possession
d’armes à feu et de munitions à l’usage exclusif des forces armées ».
Condamnée à une peine de 96 années de prison, la Cour d’appel
confirmait cette condamnation, tout en réduisant la peine à 60 ans.
Puis, la Cour de cassation rejetait le pourvoi de la Française. Contre
une presse mexicaine qui prétend le contraire, Florence a toujours clamé
son innocence : « Au Mexique, la police fabrique des coupables, avec de fausses preuves ». Et sur les aveux de son compagnon, elle disait : « .. un certificat médical prouve qu’il a été torturé, juste avant ses aveux ».
Florence Cassez (38 ans) est restée en
prison pendant sept ans. Sept ans de bataille juridique sans relâche.
Sept ans de campagne de solidarité en France, Belgique, Canada, Suisse,
Irlande, Allemagne[1] dont elle dit aujourd’hui : « Quand
j’étais seule dans ma prison, les médias français ne m’ont pas laissé
tomber. Si personne n’avait plus parlé de moi, si j’étais tombée dans
l’oubli, ça aurait été la pire des choses. Moralement, d’abord ; et
puis, je ne sais pas ce qu’il serait advenu de moi ». Sept ans de
pression de la France par 500 parlementaires et par les présidents
Nicolas Sarkozy et François Hollande, qui ont mis tous les moyens pour
obtenir sa libération.
En 2009 déjà, Sarkozy intervient auprès
du président mexicain Calderon pour demander le transfert de Florence
Cassez vers la France. Celui-ci refuse. A partir de là, l’affaire Cassez
deviendra une affaire d’Etat et provoquera une vraie crise diplomatique
entre la France et le Mexique.
En février 2011, Sarkozy décide de dédier la manifestation « L’ Année du Mexique en France » à Florence Cassez. Cette manifestation, préparée pendant deux ans, avait comme objectif de « favoriser
la coopération dans les secteurs économique, culturel, touristique,
éducatif, scientifique et technologique, de la santé, et du
développement durable » entre les deux pays. Suite a la décision de
Sarkozy, le gouvernement mexicain décide de se retirer de l’Année du
Mexique en France ! Au total, plus de 350 événements prévus au cours de
cette année, pour un budget de l’ordre de 50 millions d’euros, tombent à
l’eau.
Les cris de désespoir des détenus européens au Maroc ont-ils moins de valeur que ceux de Florence Cassez ?
Nous nous félicitons de la libération de Florence Cassez, qui nous apprend plusieurs choses.
Elle nous montre d’abord que, s’il y
a violation des droits d’un détenu européen, au Mexique comme au Maroc,
il est tout à fait possible de faire transférer ou même de libérer ce
détenu, à condition que l’État, dont le détenu est citoyen, mette la
pression. Dès que la volonté politique existe, fini les discours que les
familles des détenus européens au Maroc ont dû entendre si souvent de
la part de nos ministres successifs sur « le respect de la séparation des pouvoirs », sur « la non-ingérence dans les affaires d’un autre pays », sur « l’impossibilité de notre gouvernement de faire quoi que ce soit, malgré notre bonne volonté », sur « la nécessité de laisser faire son travail à la justice ». Il est clair que ce n’est pas, comme le prétend le ministre Reynders, en mettant « les dossiers de droits de l’homme sur la table » qu’on va résoudre une affaire, mais en mettant la pression, s’il le faut jusqu’à la crise diplomatique.
Ensuite, le cas de Florence Cassez nous montre que ce n’est pas le rôle de nos États de porter un jugement « au cas par cas »,
comme le prétend le ministre Reynders. Même si le détenu est accusé et
condamné pour des faits gravissimes, comme dans le cas de Florence, le
rôle de nos États n’est pas de se mettre à la place de la justice et de
dire si une affaire est digne de s’en occuper ou pas, ou si un détenu a
le droit de sortir ou non.
Nos États ont le devoir de veiller sur
le respect des droits fondamentaux de n’importe quel détenu, quel que
soient le cas ou les faits reprochés. Tant dans la lutte contre le fléau
des enlèvements et de la drogue au Mexique, que, plus encore, dans la
lutte antiterroriste au Maroc, les indices et les preuves, cités dans
les rapports internationaux, sur les violations des droits fondamentaux
des détenus sont systématiques. A cette situation systémique, nous
demandons une réponse systémique, c’est-à-dire une intervention valant
pour tous. Juger au cas par cas ne peut conduire qu’à l’arbitraire, ce
qui est contraire aux principes d’un État de droit et contraire à la
Convention internationale contre la torture que la Belgique et les
autres pays européens ont signé.
Enfin, et c’est là que le bât blesse,
comment comprendre l’attitude différente des pays européens quand il
s’agit du Maroc et du Mexique ? Il y a là une preuve irréfutable d’une
politique de deux poids, deux mesures de la part de nos gouvernements
européens. Comment expliquer que la France (et la Belgique) restent
muets quant aux appels à l’aide des détenus franco-marocains (et
belgo-marocains) dans les prisons marocaines ? Prenons trois cris
d’alarme récents de la part des détenus européens venant des prisons au
Maroc.
En octobre 2012, des dizaines de détenus européens publient un « Appel aux vivants » : « La
plupart de nous n’ont pas eu le droit à un procès équitable et ont fait
l’objet de maltraitances physiques. Certains d’entre nous ont été
torturés dans le centre de torture à Temera près de Rabat. Ou l’on nous a
soutiré des aveux sous la torture physique souvent pour des affaires
politiques, d’opinion, de règlement de compte ou autres. Nos différentes
demandes et sollicitations auprès des pays de l’Union européenne sont
restées jusque là sans réponse. »[2]
Un mois plus tard, en novembre 2012, le
site Slate Afrique publie des témoignages accablants sur l’enfer de la
prison de Tanger et l’abandon des détenus franco-marocains en
particulier.[3]
En janvier 2013, le Français El Mostafa
Naïm (numéro d’écrou 561, Prison de Salé 2) écrit dans une lettre au
président français Hollande : « Après avoir été enlevé en Espagne
(port d’Algeciras) par des agents marocains en civils, je suis
incarcéré au Maroc depuis 26 mois, alors qu’officiellement, je ne me
trouve même pas dans le pays. J’ai même eu droit à une phrase, plus
qu’éloquente sur l’immobilisme, voire la gêne manifeste qui entoure mon
dossier : ” On ne peut pas intervenir de crainte de créer un conflit
diplomatique.[4] »
L’ Europe (Prix Nobel de la Paix en 2012 !) accepte l’inacceptable du Maroc, allié stratégique…
L’Europe considère le Maroc comme son
rempart contre l’immigration clandestine et le terrorisme. C’est la
raison principale de son silence quant aux droits des détenus.
Récemment on pouvait lire : « ..le
Maroc est à la fois le principal allié de la France et l’Espagne face à
ce qu’elle considère comme les principales menaces à sa sécurité, mais
aussi le pays par lequel le mal arrive…Pour la France et l’Espagne, le
Maroc est à la fois un allié fiable par la volonté de son gouvernement
et de son roi, par sa stabilité institutionnelle, mais le royaume est
aussi le pays par qui le mal arrive, en particulier concernant
l’immigration clandestine et le terrorisme. [5]».
On parle de la mise sur pied d’un « G4 sécuritaire » entre le Maroc, la
France, le Portugal et l’Espagne. Lors du sommet entre ces quatre pays,
la semaine dernière, le ministre marocain de l’Intérieur a réaffirmé « le soutien sans réserve du Maroc à l’intervention militaire française au Mali pour défendre la souveraineté de ce pays africain ».
Quelques mois avant, la France avait déjà proposé au Maroc un
effacement partiel de ses dettes militaires, en échange d’un soutien
logistique des Forces Armées Royales (FAR) à la force d’intervention
militaire africaine au Nord-Mali.
Au niveau judiciaire également, le Maroc
est un partenaire avec lequel les pays européens collaborent sans
problème et sans gêne. Quoi que dise le ministre Reynders aux familles
des détenus sur « les dossiers du droit de l’homme mis sur la table »,
la réalité est qu’on assiste à une collaboration entre la Belgique et
le Maroc comme jamais auparavant. La nouvelle ministre de la justice
Turtelboom (VLD) dans le gouvernement Di Ruppo (PS) déclarait dans la
Commission de la justice de la Chambre, le 2 mai 2012 : « Après la
France, la Belgique est le premier partenaire du Maroc en matière de
collaboration judiciaire… J’ai abordé, avec mon homologue marocain, des
matières comme le transfèrement des détenus marocains condamnés, la
collaboration en matière de d’affaires pénales et civiles, l’échange
d’informations liées à la problématique de l’identification et aux rapts
internationaux d’enfants. »
… et partenaire économique privilégié
Au niveau économique aussi, ce sont les
intérêts, et non pas les valeurs européennes, qui déterminent la
politique à suivre vis-à-vis du Maroc ou du Mexique. Quelle est la
différence entre le Mexique et le Maroc ? Pour le Mexique : « Force
est de constater que la France est loin d’être un partenaire stratégique
de la deuxième économie latino-américaine. La France n’est que le
quarantième fournisseur du Mexique, qui lui-même n’arrive qu’au
soixantième rang des clients de l’Hexagone… De fait, l’économie
mexicaine reste très dépendante du grand voisin américain, qui absorbe
80% de ses exportations. Côté investissements, la France, là encore,
n’est qu’un acteur secondaire puisqu’elle pèse à peine 0,2% des sommes
investies dans ce pays. » [6]
C’est tout le contraire pour les relations de la France avec le Maroc : « La
France est le premier partenaire commercial du Maroc en 2011. Les
échanges commerciaux franco-marocains se sont élevés à 7,4 milliards
d’euros en 2011. En 2011, la France est restée le premier fournisseur du
Maroc, avec 13,9% de part de marché. … La France est également le
premier client du Maroc dont elle a absorbe 20,3% des exportations en
2011.. »[7]. Sur les relations économiques entre la Belgique et le Maroc, le ministre Van Ackere disait en 2010 : « En
2009, la Belgique a exporté pour 520 millions d’euros au Maroc, ce qui
en fait le douzième fournisseur du Maroc. La Belgique a importé pour 321
millions d’euros du Maroc, ce qui en fait le septième client du Maroc.
Les entreprises belges sont actives au Maroc, notamment dans le secteur
de l’extraction minière, du textile et de la construction métallique,
ainsi que dans le secteur des services. Dans le secteur de la
construction et du tourisme aussi, plusieurs entreprises occupent une
présence marquée au Maroc. Et par le biais d’un consortium espagnol,
belge et marocain, des Belges sont impliqués dans l’aménagement du tram
de Casablanca. Dans notre pays, le Maroc investit dans les secteurs
bancaire et chimique. »
C’est bien d’une politique européenne qu’il s’agit, le Maroc ayant obtenu le statut « avancé »
dans ses relations avec l’Europe en 2008 et depuis les affaires ne
cessent de s’améliorer. Comme l’a encore souligné le président de la
Commission parlementaire Maroc-UE, Panzeri, lorsqu’il était en visite au
Maroc[8] pour discuter de nouveaux accords pour un « partenariat stratégique entre le Maroc et l’UE » : « Le Maroc est le partenaire privilégié de l’Union européenne, particulièrement dans le domaine économique».
Six mois plus tard, Hugues Mingarelli, responsable au Service européen
d’action extérieure pour les relations avec l’Afrique du Nord reprend la
même idée : « Le Maroc est pour l’Union européenne un partenaire de
première importance et nous devons tout faire pour nous assurer que
cette relation se développe dans le sens des intérêts du Maroc .»[9]
Florence ou Ali, la discrimination à peine voilée
Enfin, on peut parler de discrimination à
peine voilée envers les communautés d’origine arabe, et de confession
musulmane en particulier, et les citoyens de cette origine, qui ont
pourtant subi les mêmes horreurs, ou pires, que Florence Cassez dans les
prisons marocaines. Au niveau européen, ces communautés sont plus
considérées comme un ennemi intérieur potentiel, que comme des citoyens à
part entière. Partout en Europe, les associations
« immigration/criminalité » et « Islam/terrorisme » ont pour effet que
les appels à l’aide ne sont pas entendus. Et l’Europe se sert de
l’argument de la double nationalité pour justifier son inaction, voire
sa complicité.
La libération de Florence Cassez ne peut que nous encourager.
C’est grâce à un travail judiciaire, un
comité de soutien et une volonté politique que Florence Cassez est libre
aujourd’hui. De ces trois piliers, nous en avons déjà construit deux. A
nous de briser l’indifférence. A nous de faire du sort des détenus
européens au Maroc un enjeu politique, dont tous les partis et tous les
candidats devront tenir compte aux élections de 2014.
[3]http://prisonnierseuropeensaumaroc.blogspot.be/#!/2012/12/detenus-europeens-dans-les-prisons.html
[4]http://prisonnierseuropeensaumaroc.blogspot.be/#!/2013/01/linsupportable-injustice-el-mostafa.html
[5]http://www.yabiladi.com/articles/details/15104/reunion-mali-immigration-clandestine-maroc.html?fb_action_ids=10200319182082814&fb_action_types=og.recommends&fb_source=aggregation&fb_aggregation_id=246965925417366
[6]http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/02/15/04016-20110215ARTFIG00748-l-affaire-cassez-va-peser-sur-les-relations-economiques.php