lundi 16 septembre 2013

Jean-Marc Mahy : le dernier jour

"Demain je serai un homme libre"

Annick Hovine
Belgique 
 
Après dix-neuf ans de prison et dix ans de liberté conditionnelle, Jean-Marc Mahy a payé sa dette envers la Justice. Retour sur dix ans de liberté surveillée. Il se bat avec le Théâtre de l’Ancre pour que sa pièce à visée pédagogique : "Un homme debout", soit reconnue d’utilité publique.
 
Demain, mardi, 17 septembre 2013, à minuit une, exactement, Jean-Marc Mahy, 46 ans, sera un homme libre. Définitivement libre. Après dix-huit ans, dix mois et dix-sept jours de prison, et dix ans en liberté sous conditions. Sans un seul coup de canif dans le contrat. Le décompte est précis - calcul d’apothicaire. Très jeune, Jean-Marc Mahy avait écopé de dix-huit ans de prison et de la perpétuité pour deux meurtres. Celui d’un octogénaire, au cours d’un cambriolage qui a mal tourné à Waterloo - il a 17 ans; celui d’un gendarme luxembourgeois, deux ans plus tard, au cours d’une évasion de la prison d’Arlon. Il n’a pas encore 20 ans…
"J’ai payé le solde de ma dette à la Justice , dit-il, aujourd’hui. Pas à la société. Dans mon sac à dos, ces deux victimes-là, le vieil homme et le gendarme, je les porterai jusqu’au bout de ma vie."

Dix-neuf ans derrière les barreaux
Avant d’obtenir une libération conditionnelle, il y a tout juste dix ans, Jean-Marc Mahy avait donc passé la moitié de sa jeune vie derrière les barreaux, dont trois années en isolement total au terrible bloc E de la prison de Schrassig, au Luxembourg, dont il dénoncera les conditions de détention inhumaines et dégradantes. Amnesty International prendra le relais de son combat; le bloc E sera finalement fermé.
L’ex-détenu a fait le récit de son passage à Schrassig dans la pièce "Un homme debout", produit par le Théâtre de l’Ancre, à Charleroi. Il a déjà 170 représentations à son actif, en Belgique, mais aussi en France, dans les cités et les banlieues difficiles, et bientôt à Londres. M. Mahy, seul en scène, a déjà joué "Un homme debout" à 170 reprises. Il témoigne, sans relâche, de son expérience carcérale devant les jeunes des quartiers, les adolescents en IPPJ (institutions publiques de protection de la jeunesse), les élèves en discrimination positive, les étudiants en droit, les futurs assistants sociaux, criminologues, éducateurs, psychologues… Avec un message qu’il répète inlassablement : "Quoi qu’il arrive, la prison, c’est du temps perdu : on n’en sort pas meilleur qu’on y entre."

"Educ’acteur"
En liberté conditionnelle, il est devenu, au fil des mois, des années, "un éducateur un peu atypique : un éduc’acteur" , comme il aime se décrire. "Il y a des ex-détenus qui croient que je gagne de l’or en barre…" , soupire-t-il. Rien n’est moins vrai. Sans véritable statut professionnel, il tire le diable par la queue.
En sortant de prison, il a trouvé un boulot de plongeur. Cela a duré cinq mois. Les collègues ont eu vent de son passé, "se sont pris la tête" ; il a dû prendre la porte. Idem pour le contrat suivant : viré après un mois d’essai. Les barreaux lui collaient au front. Sans droit au chômage, on le dirige vers le CPAS. "Je suis ressorti en pleurant : j’avais été assisté pendant dix-neuf ans et je retombais là-dedans, malgré moi."
Engagé chez un jardinier-paysagiste dans le cadre de l’Article 60, il travaille au tarif officiel de 1 € de l’heure. Le patron, plutôt correct, le paie 25 € par jour. Ces douze semaines de travail sous Article 60 lui permettent de retrouver ses droits aux allocations de chômage, de passer de la case CPAS à la case Onem.

Les bons mois… et les autres
Trouver du boulot, c’était une des conditions posées à sa libération anticipée. En dix ans, il a décroché dix contrats de travail, dont six se sont soldés par un C4 à cause de son passé de détenu. Les bons mois, il touche quelques cachets en plus de ses allocations de chômage - jours de travail déduits. Les autres mois, il doit se contenter des 830 € prévus pour les chômeurs isolés et compter, parfois, sur l’un ou l’autre ami pour l’aider à régler le loyer.
Aux détenus, il lance ce message, bouteille à la mer - à l’amer… : "Pensez à ce qu’il y ait quelqu’un dehors, à votre sortie." Une femme, un ami, un voisin, un visiteur de prison. "Tout seul, on ne s’en sort pas : c’est trop dur." Jean-Marc Mahy n’avait plus vraiment de famille. Seuls sa maman et son petit frère restent très proches de lui; il a pu compter sur deux visiteurs de prison et un ami. Et, au fil des années, il s’est constitué un réseau d’amis fidèles. Il a aussi une compagne, qui a une fille; il ne vit pas avec elle, mais leur relation dure depuis huit ans et demi.
Pour se loger aussi, ça a été la galère, à Louvain-la-Neuve, d’abord; à Liège, ensuite. "J’étais viré chaque fois qu’on me voyait à la télé. Après mon huitième déménagement, j’ai enfin trouvé un propriétaire qui a accepté de me louer un appartement en sachant qui je suis. Il m’a dit : ‘Je vais vous faire confiance, l’appartement est pour vous.’ Je suis là depuis 2011, j’entame ma troisième année. Je me sens enfin chez moi."
Dans quelques pièces : une cuisine, un petit salon, une grande chambre, une salle de bain. "Je me suis acheté un lave-linge. Au début, je l’ai regardé tourner à vide : c’est le plus beau cadeau que je me suis offert."

Une balise
Pendant dix ans, Jean-Marc Mahy a été suivi par un assistant de justice chargé de veiller au respect des conditions posées par le tribunal d’application des peines (TAP) à sa libération : avoir une adresse fixe, chercher un travail, prévenir en cas de déménagement, de changement de boulot, de voyage à l’étranger… "On se voyait tous les deux ou trois mois, souvent à ma demande. Après le 17, je le tutoie et, début octobre, quand j’aurai un peu d’argent, je l’invite au restaurant, et c’est moi qui paie. Il a été une balise pour moi. La surveillance électronique ou le GPS, c’est des conneries ! Sauf pour ceux qui n’ont jamais été en prison. Les autres, ça ne les aide pas dehors : il faut quelqu’un qui parle."
On sent une appréhension, une inquiétude un peu sourde à la perspective d’être libéré définitivement. "C’est terrible, au fond, quand tu n’as plus de comptes à rendre. A partir de maintenant, si je ne trouve pas d’emploi, je risque de me retrouver à la rue, plus en prison."
On devine aussi une pointe d’amertume. "Concrètement, il ne se passera rien, mardi. Personne ne va me prévenir que je suis libéré définitivement. Je ne vais plus passer au TAP. Je sais juste que je vais être retiré du Bulletin central de signalement de la police."
Il n’y a aucune reconnaissance pour les libérés conditionnels qui arrivent sans accroc en fin de peine, regrette Jean-Marc Mahy. "On a rendu la libération conditionnelle plus difficile à obtenir. La preuve, c’est qu’en 2011, ils étaient 343 à avoir été libérés en fin de conditionnelle, contre 588 à fond de peine. Ceux-là sont les plus dangereux : ils sortent avec la haine. C’est plus grave que la colère, qui peut tomber après une heure : la haine, ça dure toute la vie. C’est eux qui risquent le plus de récidiver."

Ressasser le passé
Concrètement, la vie de l’ex-détenu ne changera pas vraiment avec son statut de libéré définitif. "Sauf que c’est la crise." Quand il n’a pas de boulot, Jean-Marc Mahy se terre dans son petit appartement après un coca ou un café au bistrot du coin où il lit le journal "pour voir qui entre et qui sort de prison et ce qui touche à la Justice" . Il ne peut s’empêcher de ressasser le passé. Son médecin lui a dit un jour que c’était une maladie chronique. Il hausse une épaule : "Je sais qu’un jour, je tournerai la page."
Ce jour-là n’est pas encore arrivé. "Mon passé, c’est encore mon présent, aujourd’hui. Le traumatisme carcéral est toujours là." Il y a "un truc" qui reste très fort : "C’est la violence du temps perdu."
La violence ? Elle monte parfois encore ; il apprend à la dompter. Pas toujours facile. Il y a un mois, en revenant un soir, crevé, du boulot, il assiste à une scène dans le bus. Un type, qui vient de monter à bord, donne des coups à sa femme. Il est 18h01. Des jeunes s’interposent, négocient, tentent de calmer le goujat. En vain. "J’ai tenu dix minutes… J’ai pris ma voix de taulard et je lui ai dit : ‘Je suis fatigué, j’ai envie de rentrer et d’embrasser ma femme, pas de la taper.’." Cela aurait pu mal tourner. Le gars aurait pu réagir, répliquer; il est descendu du bus. "Il ne voulait rien entendre : il fallait utiliser les grands moyens : je me suis mis à son niveau. Il y a dix ans, je n’aurais pas attendu si longtemps…"
La violence est le bruit d’une souffrance qui n’est pas entendue, cite Jean-Marc Mahy. "Je suis devenu acteur de ma vie parce que j’ai rencontré des gens qui m’ont tendu la main." Comme Jean-Pierre Malmendier, le papa de Corine, assassinée en juillet 1992, avec son ami Marc, par deux détenus - l’un en libération conditionnelle, l’autre en congé pénitentiaire. Ensemble, ils ont fondé l’asbl Revivre. Mais M. Malmendier est décédé subitement, en février 2011. "Il me manque. Je n’ai pas encore fait son deuil."
N’empêche, la vie reste rude. "Je dois apprendre à ne pas rester enfermé, seul." C’est dur d’être à court d’argent, toujours tracassé par les fins de mois. "J’ai contacté un centre de revalidation fonctionnelle pour m’apprendre à trouver une nouvelle gestuelle quand je suis chez moi, à sortir, à trouver d’autres centres d’intérêt que mon travail d’éducateur."
Dix ans après être sorti de prison, Jean-Marc Mahy souffre toujours de Toc (troubles obsessionnels compulsifs). "Quand je quitte l’appartement, je vérifie plusieurs fois si j’ai bien fermé la porte derrière moi. Je retire toutes les prises. Et la nuit me fait toujours aussi peur." 

SOURCE 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire