mardi 11 octobre 2011

Le Journal de Souad : Verviers



Photo Marcel Mussen, mussen.photo@gmail.com


 








Dans nos vies nous traversons des périodes inoubliables certes, mais parfois ce sont quelques heures qui marquent dans votre cœur, votre esprit une douleur tellement forte qu'elle en devient indescriptible.

Seulement, cette douleur ne vous est pas personnelle, elle concerne toute la famille, il faut la partager avec ceux qui ne sont plus directement dans la cellule familiale.
La douleur, cette fois, c'est la mort, la mort de mon père. La tristesse nous envahit, la séparation, mais il existe encore une autre dimension, une autre souffrance : mon frère est en prison à Verviers depuis un moment, il faut lui annoncer mais personne n'a ce courage, aucun de nous ne parvient à gérer sa propre douleur parce que nous savons ce qu'est la souffrance en tant que personnes physiquement libres, alors comment aller déposer cette souffrance sur quelqu'un qui nous semble lui aussi emmuré ?

Mon père n'a pas survécu longtemps à son cancer, 4 mois entre le moment où il a été diagnostiqué et sa mort. Il vivait au Maroc ; ceux qui ont pu faire le voyage depuis la Belgique ou ailleurs l'ont fait, et ceux qui ne pouvaient pas ne se le pardonneront jamais.
Les jours passent, personne ne prend cette satanée décision ; on lui parle au téléphone, il demande souvent des nouvelles du père.
Et je ne lui dis rien non plus.
Cela me fait souffrir. Je parle de ma propre expérience et, encore une fois, je ne peux relater sincèrement que mon propre vécu, et il m'étouffe.
J'irai.
C'est moi qui vais aller à Verviers lui dire.
Ce n'est plus possible, cela fait un mois. Je le dis aux autres en leur laissant peut-être un semblant de choix, car au fond je ne veux pas de ce fardeau, j'ai mal d'y aller, mal de lui annoncer à une visite à table et puis comment ferai-je ?
Un tas de doutes mais une seule certitude : ce n'est plus possible, c'est son père, c'est son droit, il doit savoir. Oui, et moi j'ai le droit de ne pas m'infliger ce moment supplémentaire, j'ai aussi le droit de ne pas m'infliger ce souvenir ?
Oui, j'ai le droit, mais le devoir moral, l'amour que j'ai pour les miens me dirigent vers ce devoir.
Je ne suis pourtant pas libre, je suis moi aussi, quelque part, aussi isolée de ma liberté en tant qu'individu, je suis la chose de mon mari, il me dirige même à distance, je ne suis pas autorisée à aller voir mon frère, il me l'interdit...
Je suis pourtant décidée, je me lève ce matin tôt comme d'habitude. J'ai une petite fille de 6 mois et mon fils va sur ses 4 ans. Je me suis organisée la veille avec ma voisine, le temps m'est compté : entre l'aller et le retour, elle me gardera les enfants. Le problème c'est mon mari qui va téléphoner sur le fixe le soir et à cette heure, je suis censée être là.
Je sais que je n'y serai sans doute pas car je dépends du train.

J'arrive Gare centrale, direction Verviers.
Jusque-là, j'étais occupée mais me voilà assise, direction douleur.
Je traverse les ruelles machinalement ; de temps à autres j'arrête un passant pour redemander la direction exacte. J'y suis déjà allée une fois en voiture avec ma sœur et ma mère, mais pas en train.
Combien de fois m'étais-je retrouvée dans cette situation, cherchant une prison, et une autre et encore une autre, combien de matons avais-je déjà croisés ?
Combien de fois l'adolescente que j'étais s'était retrouvée en danger, dans le train, à l'arrêt de bus ?
Je ne peux m'en souvenir.
Là, j'ai 28 ans, mon corps a marqué quelques fois ses peurs, et laissé mon cerveau en occulter quelques-unes pour que je puisse vivre.

Les images défilent, les larmes coulent, mon père me manque, je souhaiterais qu'il puisse prendre dans ses bras la petite fille qui pleure à l'instant, qu'il s'occupe de son fils, qu'il ne me laisse pas me charger de cette douleur. Après tout, c'est son rôle.
Je suis en colère et je me souviens que si je suis dans ce train, ce n'est pas pour m'occuper de moi et de mon état psychologique.
Me voilà arrivée.
Avant que mon frère n'arrive, je vais voir le maton qui se trouve à la place dite du surveillant, je lui explique que je viens annoncer à mon frère la mort de notre père et qu'il risque d'être mal et même de vouloir quitter la visite avant l'heure, aussi « vous pourriez le surveiller un peu plus ces jours-ci svp ? ».
Le gars me rassure et je lui demande si c'est ainsi que cela doit se passer car si on peut faire autrement, je sais pas, dans un cadre plus isolé, alors ce serait préférable. Malheureusement non, me répond-t-il, « mais nous serons attentifs ».
Ce que j'essayais de véhiculer comme idée, c'est que l'enferment décuple les émotions et altère profondément l'individu.
Alors comment ne pas craindre le pire, craindre qu'il porte atteinte à sa vie ?

Il est là.
On se fait la bise et il est surpris que ce soit moi, car depuis que je suis mariée, c'est rarement que j'ai pu le visiter. On échange les banalités, il me dit qu'il est content de me voir, mais que je n'aurais pas dû me déplacer et laisser mes enfants, je lui explique que ce n'est pas grave, que ma voisine les garde et que je suis à l'aise.
Mais lui n'est pas à l'aise avec ça. Je lui demande ce qu'il veux boire, mais il décide d'y aller lui-même, et moi j'ai l'impression de gagner du temps.
De retour, il me pose la question concernant notre père, et je lui dis : « Je suis désolée mais il faut que tu sois fort, que son âme soit en paix ».
Ses yeux se sont emplis de larmes : mon frère mesurait soudain l'ampleur de l'amputation, tout ce qu'il ne partagera jamais avec son père, car à chacun sa relation avec lui. Il a baissé le visage et l'a enfoui dans ses bras croisés sur la table. « Mon Dieu aide-le je t'en prie et aide-moi à supporter sa souffrance ». J'ai l'impression de ne pas pouvoir répondre à sa question au moment où il relève la tête : « Il est mort quand ? » Je m'excuse à nouveau, en lui répondant « presque un mois, le 31 juillet exactement ».
Un gars s'approche ; c'est un détenu qui travaille au sein de la prison et il lui tapote l'épaule. « Mon père est mort ». Le gars prononce les quelque mots de condoléances et prie pour son salut et la paix pour notre père.
Quelques visages se tournent ici et là. Je n'aime pas cette impudeur, j'ai l'impression que l'on est mis à nu ; ce n'est pas leur faute, ni la nôtre, c'est ce qui s'appelle ne pas avoir le choix.
Le maton vient aussi, il constate que la nouvelle est tombée, mais, comme je l'appréhendais, mon frère l'a compris, il a compris que nous lui avions caché car la force nous manquait : « J'ai eu cette force de venir te faire souffrir et j'en suis désolée, mais je n'en pouvais plus, il fallait que tu saches ».
Il m'a tenu le main et m'a dit : « Excuse-moi, je ne suis pas très bien ». Je lui ai proposé d'écourter la visite s'il préférait, et il a dit oui.
Le chef a accepté. Nous nous sommes dis au revoir et je l'ai laissé avec cette plaie béante, aucun moyen ne m'était donné de faire autrement, ce fut très dur, très très dur.
J'ai marché dans les rues de Verviers en oubliant pendant un moment que j'étais une maman à présent.
Je ne pouvais pas rentrer dans cet état.
Son image m'a hanté des jours durant ; il souffrira sans nous.

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